Un site remarquable
Parmi l’ensemble des paysages de la Drôme, le massif montagneux de Saoû offre un spectacle d’une grande beauté. C’est sans conteste sa charpente calcaire qui lui confère son caractère unique. Véritable curiosité géologique, le synclinal perché forme une vallée encaissée de 12 km de long sur 3 km de large, ceinturée de hautes falaises. La silhouette du monument naturel, reconnaissable entre toutes, se perçoit à des kilomètres à la ronde. Sa ligne de crête culmine aux Trois Becs. Rochecourbe (1 545 m), le Signal (1 559 m) et le Veyou (1 589 m) forment l’extrémité est du massif, Roche-Colombe (886 m) son extrémité ouest. À l’intérieur, la forêt recouvre la majorité des versants en ne laissant que d’étroits espaces ouverts en fond de vallée, puis disparaît sur les Trois Becs, domaine de la pelouse d’altitude.
Le massif de Saoû est une véritable « arche de la biodiversité ». Plus de 850 espèces de plantes y sont notamment recensées. Sa richesse est favorisée par quatre facteurs rarement rassemblés sur un même site : un relief puissant et tourmenté qui, sur 1 200 m de dénivelé, offre à la faune et à la flore sauvages de multiples niches écologiques ; une orientation est-ouest accentuant le contraste entre des versants exposés au soleil et des versants ombragés ; un climat à caractère méditerranéen ; une pédologie originale permettant à la flore des terrains calcaires, traditionnelle dans la Drôme, de côtoyer localement des végétaux typiques des sols acides. Marais, gorges humides, falaises et éboulis secs, garrigues méditerranéennes, hêtraie-sapinière, landes montagnardes, pelouses subalpines… Les milieux naturels en forêt de Saoû composent une palette variée et sans pareil de paysages qui évoluent selon leurs propres dynamiques (vieillissement de la forêt, fermeture des milieux…). La gestion du site permet de favoriser cette belle et rare diversité et d’accompagner ces évolutions au long cours.
Site classé en 1942, longtemps domaine privé, le cœur du massif est passé dans le domaine public en décembre 2003. Cette acquisition, menée par le Département dans le cadre de sa politique en faveur des espaces naturels sensibles, concrétisait la volonté de la collectivité d’agir pour la préservation, la gestion durable et l’ouverture au public de ce site remarquable. Parmi les 30 sites drômois d’intérêt patrimonial, aujourd’hui reconnus pour leurs qualités écologiques, géologiques ou paysagères et identifiés comme espaces naturels sensibles, 9 sont la propriété du Département et totalisent une surface d’environ 6 800 ha. La forêt de Saoû représente à elle seule près de 2 500 ha.
Une nature administrée et fréquentée
Pour le plus grand nombre, la forêt de Saoû est aujourd’hui considérée comme un paysage naturel. Bien que le site ait été par le passé largement modelé par l’homme, il est vrai que l’intervention humaine est actuellement limitée. Cependant, ce vaisseau de pierre, îlot de nature, continue à évoluer par l’effet combiné des actions du Département et de la fréquentation des visiteurs.
La vocation de la forêt de Saoû a évolué passant d’un site exploité (agriculture, forêt, habitations) à un site de détente et de loisirs, marqué par une forte affluence en fin de semaine. Simples visiteurs ou promeneurs, naturalistes ou sportifs s’y côtoient, à la recherche tantôt d’une ambiance de parc aux abords de l’Auberge des Dauphins, tantôt d’un vaste espace naturel. Ce sont environ 100 000 visiteurs par an qui profitent du site, prouvant le rayonnement régional de la forêt de Saoû. Ces usages plus récents se lisent dans le paysage : stationnements, balisage et signalétique, sentiers de randonnée… Ces derniers cumulent une longueur de près de 59 km en sentiers pédestres, 21 km en sentiers équestres et 72 km en sentiers VTT. La randonnée des Trois Becs contribue très largement à la notoriété du site. Les falaises sont également le support d’activités d’escalade.
Un patrimoine à préserver
En plein cœur du site, de manière tout à fait inattendue, l’ambiance naturelle évolue vers l’atmosphère d’un parc urbain. Ce lieu se distingue en raison des aménagements réalisés par deux illustres propriétaires de la forêt : Adolphe Crémieux de 1850 à 1868, puis Maurice Burrus de 1924 à 1959. Adolphe Crémieux fait construire une maison secondaire, la villa Tibur (détruite en 1970 suite à un incendie) et crée un grand parc d’agrément. Installé dans l’axe de la façade principale de la villa, alimenté par les eaux de la Vèbre et orné d’une statue de Lena, un bassin circulaire occupe le centre de la composition. Les fondations de la villa récemment remises au jour et ce bassin sont les principales traces de cette époque. Maurice Burrus, en homme d’affaires et précurseur, souhaite faire de la forêt de Saoû un haut lieu du tourisme vert. Il unifie le domaine, fait empierrer tout autour du synclinal un circuit en boucle de 27 km jalonné de bancs et tables de pique-nique en béton, introduit de nouvelles essences d’arbres… À proximité de la villa Tibur, il fait construire la fameuse Auberge des Dauphins pour le repos et le bien-être des visiteurs. Il fait aussi planter une allée de cèdres pour accompagner et magnifier l’arrivée à l’Auberge, ainsi qu’une double allée de platanes et de tilleuls offrant une aire de jeu aux visiteurs.
Véritable « folie architecturale », l'Auberge des Dauphins est le témoin le plus emblématique de la riche histoire humaine de la forêt de Saoû. La construction est inspirée de l’architecture du Trianon à Versailles. Elle allie la technicité du béton à la rigueur de l’architecture classique et met en scène un décor recherché pour une auberge-relais. Très fréquentée à ses débuts, l’Auberge reprend son activité après-guerre sans retrouver sa notoriété. Après sa fermeture définitive, le bâtiment ne retrouvera pas d’usage, il est abandonné. En 2003, au moment de l’acquisition de la forêt par le Département, le constat est alarmant. Une démolition est même envisagée, mais l’intérêt patrimonial est mis en évidence et la décision est prise de conserver et de restaurer l’édifice. Le projet se concrétise en 2019 avec le démarrage du chantier. Depuis, l’Auberge des Dauphins a réouvert ses portes, transformée en maison de site : un lieu d’accueil, d’animation et de découverte scientifique, historique et sensible de la forêt de Saoû.
Aux côtés de l’insolite Auberge, de très nombreux autres témoins de l’histoire riche et ancienne de la forêt de Saoû demeurent sur l’ensemble du site. Ils gardent la trace de l’évolution du paysage modelé par des siècles d’activité humaine. Beaucoup sont en mauvais état de conservation, ou même en voie de disparition. Un inventaire détaillé de ces éléments de patrimoine a été réalisé. Certains seront réutilisés, d’autres uniquement consolidés…
Fermes, abris sous roche et refuges, fontaines et canaux, roue à aubes, ponts et barrage, voies, aires de pique-nique… Une centaine d’éléments bâtis encore visibles aujourd’hui ont été identifiés et recensés, d’autres témoins plus discrets ont été révélés, grâce aux études menées par des archéologues, historiens, géographes, ethnologues ou simples amateurs passionnés par l’histoire de la forêt de Saoû. Des céramiques et silex taillés découverts au pas de Lestang, au-dessus de la grotte de la Hache ou sur le rocher de Sissac, attestent d’une occupation humaine dès le Néolithique. La forêt a longtemps été un lieu d’habitat permanent. Parmi les diverses habitations réparties sur l’ensemble du massif, une quinzaine de fermes composées de corps d’habitation et de dépendances ont ainsi été recensées. Elles ont pour la plupart été édifiées en lien avec la culture et le pastoralisme, et occupées jusque dans les années 1930.
Elles sont aujourd’hui toutes abandonnées, souvent dissimulées par la végétation. Quelques-unes ont encore leur toiture. D’autres, en ruine, ne présentent que quelques élévations et des restes d’éléments d’architecture. La forêt a aussi été un lieu de refuge provisoire à différentes époques, pendant les épidémies de peste, les invasions, les guerres de Religion ou encore, pour les résistants et réfractaires au STO pendant la Seconde Guerre mondiale.
Le massif a également été un lieu de ressources, grâce à la présence abondante de bois et à un sous-sol riche en lignite, cuivre et kaolin. À partir du 16e siècle, l’exploitation s’intensifie, avec coupes de bois, pâturages, cultures
et production de charbon de bois. Elle a laissé des traces durables dans le paysage et dans les mémoires. Quelques exemples parmi d’autres : des fondations recouvertes de végétation qui témoignent de la scierie construite le long de la Vèbre et abandonnée suite à un incendie, des rails de wagonnets qui renseignent de façon singulière sur la mine de charbon ouverte non loin du Pertuis, quelques porcelaines retrouvées chez les habitants de Saoû rappelant l’existence d’un gisement de kaolin et l’implantation d’une fabrique dans la forêt.
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D'après l'article "La forêt de Saoû, un site sous observation photographique" issu de l'ouvrage Synclinal - Observatoire photographique du paysage de la forêt de Saoû
Auteurs : Sandrine Morel, CAUE de la Drôme ; Anne-Marie Clappier, Conservation du Patrimoine, Département de la Drôme