Claire REVOL, vous êtes une spécialiste d'Henri Lefebvre, sociologue de la ville, connaissiez-vous les CAUE avant cette enquête ?
Venant de Lyon, je connaissais les CAUE en faisant partie du « grand public » (expositions, conférences, etc.), davantage que comme acteur plus opérationnel de l'aménagement. Travailler avec le CAUE de l'Ain m'a montré que c'est un acteur très important, surtout dans une zone anciennement rurale, dans l'accompagnement des projets des communes, pour porter une exigence qualitative qui ne va pas forcément de soi dans le secteur de la construction. Dans une époque où l'expertise est prédominante et poussée, il faut des acteurs de médiation, capable de tisser les choses ensemble, à partir d'un regard proprement territorial : c'est le rôle du CAUE que d'établir des partenariats fructueux pour la construction de ce territoire.
Quels sont les principaux enseignements des entretiens que vous avez menés ?
Le CAUE a un rôle particulièrement important dans l'Ain, car c'est un territoire très dynamique d'un point de vue démographique et il souffre d'un manque d'ingénierie, ceci d'autant plus avec la réforme de l'Etat. Par son expérience de longue date auprès des communes, le CAUE a acquis une connaissance du territoire qui est très importante, car le territoire c'est toute l'histoire qui est inscrite dans l'espace et qui lui donne ses particularités et aussi ses valeurs.
Les réformes actuelles, notamment la loi NoTRE qui acte les bouleversements du vingtième siècle (mobilités, urbanisation) dans l'organisation territoriale, va certainement induire une évolution des modes d'intervention du CAUE. La réforme territoriale modifie en profondeur la manière dont les acteurs vont travailler ensemble et l'équilibre des pouvoirs ; mais le CAUE détient toutes les connaissances nécessaires pour que les nouveaux maillages importants du territoire (intercommunalités) ne soient pas seulement des créations technocratiques mais qu'ils soient cohérents avec des territoires de vie, des paysages et leurs habitants. La mémoire du territoire doit continuer à vivre dans les projets, que ce soit par l'action sur les paysages ou le patrimoine. Les élus locaux sont dans l'ensemble sensibles à ces questions, et font confiance au CAUE pour garantir une qualité architecturale, urbaine, paysagère et patrimoniale qui ait du sens pour l'avenir.
Le CAUE de l'Ain a-t-il un avenir avec la loi NoTRE ?
Le CAUE a été créé à l'échelle départementale et celui-ci est en suspens avec la loi NoTRE ; est ce que cela veut dire que la suppression potentielle du département dans les années à venir va entraîner la disparition pure et simple de son action ? Non : la réforme ne crée pas à partir de rien, elle transforme des éléments existants et les adapte aux enjeux contemporains. Il faudra donc prendre garde à ne pas tout recréer ex nihilo à l'échelon intercommunal : comme on l'a vu le CAUE a un rôle crucial pour l'Ain dans les années à venir ; le CAUE reste pertinent à l'échelle départementale, il faut que le département soit un espace de mutualisation pour les intercommunalités. Il faut également être capable de se positionner dans un territoire à l'échelle plus large : l'Ain est entre deux métropoles et il est dans une grande région, Auvergne Rhône-Alpes, qui possède de nombreux pôles de recherche et de formation. Le CAUE de l'Ain n'est pas isolé et entre d'ores-et-déjà dans des réseaux régionaux qui permettent d'appréhender les enjeux territoriaux à la bonne échelle.
On parle souvent du millefeuille administratif, qu'en pensez-vous ?
La Loi NoTRE qui renforce les intercommunalités peut sembler créer un échelon supplémentaire. Mais cette question du millefeuille recouvre plusieurs questions très différentes :
- Un enjeu fonctionnel avec la distinction entre territoire vécu, les pratiques et le territoire administratif. Sachant que département a été créé dans une France rurale, aujourd'hui une commune isolée n'a pas les moyens de mettre en place des actions face à la pression foncière par exemple ; l'intercommunalité répond à ce besoin d'avoir des échelons d'action adaptés à des bassins de vie ;
- Un enjeu démocratique, quelle différence entre concertation des communes entre elles et création d'échelon avec un défi de la représentation démocratique ; crise de la représentation et démocratie locale obscure pour le citoyen. La démocratie participative peut dans certains cas débloquer certaines situations et établir un dialogue plus direct ; mais ce n'est pas suffisant ; si l'intercommunalité devient un échelon politique, et c'est le cas si elle a des compétences dans l'aménagement, elle doit être appropriée politiquement par les citoyens ;
- Enfin un enjeu d'équilibre des pouvoirs entre petites communes et grosses communes qui polarisent l'intercommunalité, ce qui peut faire craindre aux élus des petites communes de n'avoir plus voix au chapitre; comment alors assurer une égalité territoriale et assurer le même niveau de service sur tout le territoire ?
Le monde rural va-t-il encore exister longtemps ?
Henri Lefebvre a théorisé dans les années 1970 l'avènement d'un monde urbain, non sans nostalgie. Aujourd'hui le monde rural n'existe plus, le monde paysan a de moins en moins de poids (Jean Viard parle d'archipel paysan) et les modes de vie ont changé : la fibre est présente partout dans l'Ain ! Le renforcement des intercommunalités acte cette disparition du monde rural, centré sur la commune, dans l'organisation territoriale. Cela ne veut pas dire qu'il n'existe rien entre les métropoles et que les anciens territoires ruraux doivent être à leur remorque ! Pour que des territoires comme l'Ain ne soient pas seulement le terrain de jeu des métropoles, il faut créer du territoire en s'appuyant sur des héritages, et le monde rural en fait partie ; pour que ses paysages aient encore leur identité et soient reconnaissables par les citoyens.
Propos recueillis par Bruno Lugaz