Portraits


TRAIT POUR TRAIT Jardinier en chef de Versailles, il règne sur les 350 000 arbres du parc du château

Alain Baraton connaît tous les bosquets de Versailles, il en raconte toutes les histoires, des plus dramatiques aux plus coquines.
(Photo F. Bouchon/Le Figaro.)
Alain Baraton
Seigneur en son jardin

Christine Fauvet-Mycia
[27 mai 2004]

Son domaine est... royal. Il l'a découvert à 18 ans et ne l'a plus jamais quitté. Il en connaît tous les bosquets, il en connaît toutes les histoires, des plus dramatiques aux plus coquines. En marchant, il évoque avec enthousiasme les 1 850 pieds de vigne plantés il y a un an et qui, espère-t-il, produiront des milliers de bouteilles en 2006, le pont sur le minuscule ru de Gally, les nouveaux parterres de plantes en pots et leurs compositions de fritillaires, de narcisses.

Mais surtout, il parle des arbres. Ce sont eux qui l'ont conquis. Cette immense famille solidement enracinée dans la terre et dont il se sent le «protecteur». On en compte 350 000 dans son domaine, les jardins de Trianon et le grand parc de Versailles dont il est le jardinier principal, le «chef des travaux d'art», selon la dénomination actuelle. Ceux qu'il préfère ? Les arbres d'origine forestière qui «n'ont pas besoin de la main de l'homme pour pousser». Le chêne, bien sûr, l'érable «pour son écorce éclatante de beauté»... tant d'autres.

Alain Baraton peut en parler des heures, sans s'étourdir de mots. Ni poète ni rêveur. Expert. «Le Trianon, c'était le haut lieu de la botanique, il y avait des jardiniers fabuleux, Truffaut, Jacques Briot qui a créé le premier marronnier rouge, nous n'en avons plus aujourd'hui...» Il se désole de la disparition de certaines espèces rares, rappelle les ravages de la tempête de 1999, les milliers d'arbres brisés (15 000) qu'il a fallu abattre (1), les milliers d'autres, épargnés, mais qu'il a fallu sacrifier parce qu'ils n'avaient plus de raison d'être, isolés, dans un alignement disparu. Des quatre coins du monde, des spécialistes sont venus, saisissant cette occasion si rare de voir «en entier» des arbres magnifiques, plusieurs fois centenaires, du sommet à la base. Au pinceau, ils dégageaient les racines pour mieux les étudier.

Quand la pluie se fait plus violente, à l'abri de son bureau, dans l'ancienne régie de Trianon, le plus vieux bâtiment du parc, il va chercher les copies de documents anciens recensant les achats de plantes sous Louis XIV, montre en passant le livre qu'il a écrit en 2003 sur Les Écorces, mentionne celui qu'il est en train de préparer avec Jean-Pierre Coffe. Entre lui et le pourfendeur de la malbouffe, «un coup de foudre amical».

Ensemble, ils se régalent à l'évocation des histoires extraordinaires qui ont jalonné 250 ans de vie à Versailles, les arbres, prélevés en Amérique, débarqués à Rochefort et acheminés à dos de mulets, le pin corse planté sous les fenêtres du petit Trianon par un jardinier zélé, après la Révolution, le dromadaire qui buvait son litre de vin par jour et le mari de la Montespan qui enterra symboliquement sa femme, maîtresse du roi, et fit peindre sur son carrosse des cornes de cerf. «On va sortir des éternels couplets sur Le Nôtre, vous verrez», promet Alain Baraton, la mine gourmande.

S'il règne sur ce royal domaine c'est qu'il n'a pas su dire non. Adolescent, pour «se payer» du matériel photo, il entretient une propriété à La Celle-Saint-Cloud. Ses parents en déduisent qu'il est attiré par le jardinage et l'inscrivent à une école horticole. Quand vient l'été pour gagner quelques sous, il se fait engager comme caissier à Versailles pour l'entrée des voitures. Son père, très royaliste, plaisante : «Nous rentrons chez nous.» «C'est à ce moment-là que je suis tombé amoureux des arbres du parc. C'est devenu mon truc et ça le reste.»

Cet été-là, le jardinier en chef se prend d'affection pour le jeune Alain et lui propose d'entrer dans son équipe. Il devient aide jardinier. Il a 19 ans mais l'humeur sourcilleuse. Très vite ceux qui le «commandent», l'«agacent». Une seule solution : être au-dessus d'eux. «Pour être bien dirigé il faut diriger soi-même.» En 1978, il se présente au concours de jardiniers mosaïstes, en 1980, devient responsable de l'entretien de La Lanterne, la résidence du premier ministre, en 1981, reçu premier au concours de sous-chef jardinier, il peut choisir son affectation : ce sera Versailles. Il a 24 ans, il est le plus jeune sous-chef jardinier de l'histoire des domaines de France.

Année après année, l'ascension se poursuit, jardinier en chef, jardinier en chef principal, chef des travaux d'art... Alain Baraton énumère ses titres, ses décorations... «Ça sera impressionnant dans ma rubrique nécro.» Il ne cache pas sa fierté. Le gamin de banlieue, timide, maladroit, a toujours eu besoin de reconnaissance. Il évoque un grand-père général reçu à Polytechnique, un autre luthier qui avait un jardin potager extraordinaire. «Il alimentait toute notre famille, et on était sept enfants ! Il avait la goutte au nez en hiver, le chapeau de paille en été. C'était pour moi le plus merveilleux des hommes et jamais il n'a été invité à une soirée, décoré, fêté...»

Ah ! le statut du jardinier. Sur le sujet, Alain Baraton est intarissable. «Regardez, le jardinier en chef Richard, il s'est opposé à la vente aux enchères des jardins de Versailles. Eh bien personne n'en parle. Pas une plaque pour le rappeler. Tout le monde s'en fout. Ce n'était qu'un jardinier...» Et après un temps... «Le jardinier c'est un peu comme une maîtresse, on prend beaucoup de plaisir à l'avoir, mais on ne se montre pas beaucoup avec...»

(1) Ces arbres revivent dans l'exposition «Sculptures de tempête», aux Orangeries de Trianon, du 4 au 27 juin, de 14 h à 19 h (entrée gratuite).