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Les sciences de l'homme et de la nature croisent leurs regards

Un programme interdisciplinaire de recherche du CNRS vise à mieux connaître les interactions entre les sociétés humaines et les milieux naturels où elles vivent. Les scientifiques souhaitent la mise en place d'observatoires sur le long terme des « anthroposystèmes »
Mis à jour le mardi 15 février 2000

L'INUSABLE QUESTION de l'antériorité de l'oeuf ou de la poule possède une variante, tout aussi discutée : celle de la primauté de l'homme ou de la nature. Vieille querelle, vaste débat.

D'une part, il est fermement établi, depuis Darwin, que l'adaptation au milieu est la clé de l'évolution des espèces, à commencer par celle de l'homme. De l'autre, il n'est pas moins solidement acquis, depuis qu'aux âges néolithiques, voilà près de 10 000 ans, nos ancêtres ont troqué la chasse et la cueillette pour l'élevage et l'agriculture, que l'espace naturel a été modelé par l'homme, à un rythme qui s'est accéléré avec le développement des techniques.

Pour rendre compte de ce déterminisme croisé, on a souvent représenté le système naturel et le système social comme deux ensembles se recoupant en partie. Le schéma a le mérite de la simplicité, mais il laisse penser que les deux systèmes coexistent, pour le reste, indépendamment l'un de l'autre. Certains théoriciens lui préfèrent donc l'image de l'oeuf : le jaune, figurant la nature, baigne tout entier dans le blanc, symbolisant la société. Le postulat qui sous-tend cette analogie est qu'on ne trouve pas d'écosystème qui, d'une manière ou d'une autre, n'ait pas été altéré par les activités humaines. Mais la notion même d'environnement, qui, par définition, place l'homme en position centrale, ne renverse-t-elle pas la perspective ?

Ce problème de modélisation un peu formel illustre, à sa manière, la difficulté qu'ont longtemps éprouvée les sciences de la nature et celles de l'homme à se situer les unes par rapport aux autres et, partant, à travailler ensemble. Le cloisonnement n'a pas tout à fait disparu. Les premières se limitent volontiers au fonctionnement de la machine Terre, sans inclure les sociétés humaines dans leur problématique. Une forme d'écologie participe de la même démarche réductrice, en n'intégrant pas l'homme comme élément à part entière de l'écosystème. Les secondes, de leur côté, continuent parfois à ignorer le milieu physique dans lequel vit l'homme.

  « APPROCHE ÉCOSYSTÉMIQUE » Des ponts ont pourtant été jetés, ces dernières années, entre les disciplines. Les Américains ont ainsi développé le concept d' « approche écosystémique », prenant en compte la dimension sociale et économique des problèmes écologiques. En France, le CNRS poursuit, depuis 1994, un ambitieux programme interdisciplinaire de recherche sur les « systèmes écologiques et actions de l'homme », mettant en avant la notion d' « anthroposystème ». Celui-ci se caractérise par « les interactions entre la dynamique des systèmes naturels et celle des sociétés qui y vivent et les utilisent », explique Christian Lévêque, responsable du programme Environnement, vie et société du CNRS.

Les débats planétaires sur le « changement global », le développement durable ou la biodiversité ont banalisé l'idée de l'interdépendance de l'homme et de son milieu, de la nature et de la civilisation. Pour les chercheurs, toutefois, cette approche intégratrice s'avère extrêmement complexe.

« On ne peut pas étudier l'environnement sans prendre en compte la façon dont les sociétés le perçoivent, souligne Alain Pavé, spécialiste de biomathématiques et précédent directeur du programme . La forêt ne signifie pas la même chose pour un Indien d'Amazonie à qui elle sert de garde-manger, un banlieusard parisien pour qui elle a une fonction récréative, ou un Africain qui attache à certains arbres une valeur sacrée. »

De même, un élément aussi universel que l'eau devient un objet polysémique, selon que l'on s'intéresse à la ressource potable, à l'irrigation, à l'énergie hydraulique, aux risques de crues ou à la faune aquatique. Et le même gaz à effet de serre qui, en Occident, est chargé de menaces, vaut, dans le tiers-monde, promesse de progrès économique.

Au relativisme des points de vue s'ajoute la difficulté de démêler, au sein d'un « anthroposystème », les changements d'origine naturelle et d'origine humaine. L'étude des forêts tropicales amène ainsi, non pas à minorer l'impact des destructions anthropiques, mais à réévaluer celui des variations climatiques, naguère tenu pour négligeable. « La forêt tropicale, que l'on croyait relativement stable depuis 10 000 ans, a été en réalité affectée d'intenses modifications durant l'holocène [ère commencée il y a 10 000 ans]  », notent les chercheurs. Ils prévoient donc, pour les siècles futurs, que « les effets de l'intervention de l'homme seront considérablement renforcés ou atténués en fonction de l'évolution future du climat ». A leurs yeux, « les incendies de forêts qui se propagent à la faveur des sécheresses liées au phénomène El Niño en donnent dès à présent une illustration spectaculaire ».

La question du réchauffement climatique s'inscrit, de la même façon, dans un cycle naturel qui annonce... le retour d'une période glaciaire, dans 60 000 ans. La France retrouverait alors le visage qu'elle avait lors de la dernière grande glaciation, voilà 18 000 ans, lorsqu'elle était recouverte d'un pergélisol épais de plus de 100 mètres et que le bassin parisien était une toundra aride, traversée de troupeaux de rennes, de bisons et de mammouths. Mais, si l'on considère que la température n'était alors inférieure que de 4,5o C à celle d'aujourd'ui, on imagine combien la simple hausse de 2o C que prévoit le scénario moyen des experts, d'ici à la fin du siècle prochain, peut infléchir le cours du temps.

« La recherche sur les relations entre nature et société relève d'un pari difficile », observent les scientifiques engagés dans ce projet. Il leur faut « coupler la dynamique des systèmes écologiques, gouvernée par des phénomènes physiques et climatiques agissant à grande échelle, à la dynamique des sociétés, qui concerne des échelles plus restreintes ». A mi-chemin entre les grands programmes internationaux s'intéressant au fonctionnement de la biosphère et les programmes locaux trop sectoriels, l'échelle géographique pertinente leur paraît être celle de la région, de l'espace de vie, de l'unité paysagère façonnée par son peuplement autant que par sa topographie.

Surtout, estiment les chercheurs, l'analyse des interactions entre les sociétés humaines et leur environnement nécessiterait la mise en place d'observatoires sur le long terme, tels qu'en ont déjà créés les Etats-Unis. Ces « zones-ateliers », que préfigurent des études menées sur quelques sites formant une entité - baie du Mont-Saint-Michel, causse Méjean ou bassin de la Seine -, permettraient de percevoir des phénomènes imperceptibles aux échelles de temps des travaux scientifiques habituels, mais visibles sur des durées de l'ordre de la décennie. Elles pourraient aussi aider à élaborer des modèles prévisionnels.

« Dans le domaine de l'environnement, on ne peut plus se contenter de prévisions au doigt mouillé, défend Christian Lévêque . La demande sociale de plus en plus forte ne se satisfait plus de réponses conjoncturelles et opportunistes de la part de la communauté scientifique. »

  Pierre Le Hir


Un réseau international d'observatoires

Les Etats-Unis ont mis en place, depuis les années 80, un « réseau de recherche écologique à long terme », regroupant aujourd'hui vingt et un sites d'observation répartis sur l'ensemble de leur territoire, ainsi que sur le continent antarctique. Plus d'un miller de scientifiques y étudient l'évolution d'écosystèmes très différents, sur des échelles spatiales et temporelles relativement grandes. Certains de ces sites, considérés à l'origine comme des espaces naturels protégés, commencent à s'anthropiser ou même à être urbanisés.

En décembre 1999, dix-huit autres nations, dont le Canada, la Chine, la Grande-Bretagne, Israël, la Suisse, l'Ukraine et plusieurs autres Etats d'Europe centrale et d'Amérique latine, ont décidé de s'associer aux Etats-Unis pour installer un réseau international. Une quinzaine d'autres pays sont actuellement en train de mettre en place des réseaux d'observatoires nationaux.





Le Monde daté du mercredi 16 février 2000


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